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Interview : Francis Pisani – Quel contenu pour les supports tactiles?

Matthieu Gagnot

Matthieu Gagnot

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Francis-PisaniLes nouveaux supports tactiles, iPad et Kindle en tête, sont appelés à révolutionner la façon dont nous consommons livres, journaux et applications. Mais si les solutions matérielles sont déjà en vente, les contours du contenu numérique sont encore flous. A quoi doit-on s’attendre?

Francis Pisani est journaliste, écrivain et blogueur indépendant. Après avoir travaillé pour de multiples journaux et radios francophones, il est spécialisé depuis 15 ans dans la révolution d’Internet et des télécommunications. Son blog Transnets est un baromètre des nouvelles technologies.

Onsoftware: la solution logicielle d’Apple (iTunes + App Store) et l’iPad vont-ils permettre aux journaux de faire payer leur contenu?
Francis Pisani: l’iPad n’est pas la solution aux problèmes du journalisme actuel. Les médias se sont emballés sur deux phénomènes récents: iTunes , qui a réussi à faire payer les gens pour de la musique en ligne, ce qui n’était pas évident. iTunes a contré ce qu’on appelle souvent le piratage, le fait de télécharger de la musique gratuitement.

Autre emballement médiatique sur le Kindle. Des journaux en profitent déjà, en proposant des formules d’abonnement ou au numéro. Le New-York Times, par exemple, propose l’édition du jour au prix de 75 centimes, ce qui est un prix acceptable. Il m’arrive de l’acheter lorsque je prends l’avion, par exemple. En revanche, l’édition de The Economist sur Kindle est très chère alors qu’il est gratuit en ligne.

Ces supports ont réussi à faire payer pour ce qui est gratuit sur Internet et c’est un espoir pour les journaux en ligne. Mais ce n’est pas une transformation en profondeur. Je le disais dans mon blog Transnets, citant Steve Yelvington, un expert des médias américains: les gens sont habitués à une offre d’information en ligne gratuite et pléthorique. Dans ce contexte, les journaux payants en ligne doivent imposer un nouveau contenu.

“Le vrai enjeu, c’est la valeur ajoutée du contenu payant.”

Le vrai enjeu, c’est la valeur ajoutée du contenu payant. C’est ce qu’ont réussi à comprendre le Wall Street Journal ou The Consumer Report, qui font payer leurs éditions en ligne. Dans les deux cas, il y a une valeur ajoutée pour l’acheteur: le Wall Street Journal permet d’investir en bourse, et The Consumer Report permet d’acheter mieux et d’économiser de l’argent. C’est ce qui doit justifier un contenu numérique payant: une valeur ajoutée pour l’utilisateur.

Apple n’est pas un modèle d’ouverture: les développeurs doivent montrer patte blanche pour proposer leurs applis sur l’App Store. Le pouvoir de bloquer la diffusion d’un contenu journalistique, ce peut être une menace pour la liberté de l’information ?
Apple vérifie le code des applications mais pas le contenu, donc pas de danger de ce côté-là. C’est vrai qu’il y a déjà des discussions sur l’acceptation de certains contenus, comme lorsqu’ils ont validé du porno «light». Mais il n’y a pas de risque de censure politique à ma connaissance.

C’est plutôt une dimension technique: ils ont refusé le contenu en Flash sur iPod et iPad, qui était une source de crash sur environnement Mac OSX. Ils ont aussi refusé certaines applications de Google, comme Google Voice, que j’utilise sur iPhone mais en passant par le site internet de Google. Le fait qu’ils sont en concurrence directe n’est pas complètement étranger à cela. Il peut donc y avoir blocage de la part de Apple pour raisons commerciales, mais pas politique.
amazon-kindle-reader-booksLe modèle de Google comporte également des effets pervers. Tout le monde est indexé mais seuls ceux qui apparaissent en première page «existent» vraiment. Un danger pour la diversité de l’information?
Google cherche à indexer tout ce qui existe. Les journaux sont libres de rester en dehors de son système. Des journaux reprochent à Google de ne pas les indexer. C’est faux, ils sont indexés, mais mal référencés. Bien sûr, il y a eu des cas de manipulations pour faire monter ou descendre la position d’un site dans les résultats. Mais c’est très rare.

Si il y a un effet pervers de formatage de l’écriture découlant des moteurs de recherche, du SEO (Search Engine Optimization), il n’est pas nouveau. De mon temps, à la fac de journalisme, les professeurs nous apprenaient à accrocher le lecteur dès la première phrase. Sinon, on le perd. Ce qui se passe avec le SEO, c’est un peu la même dynamique. De tous temps, les journalistes ont tenu compte des outils de diffusion lorsqu’ils écrivent. Les problèmes actuels ne sont que des résurgences de problèmes anciens, qui avec la technologie prennent des dimensions nouvelles.

Comment vivez-vous la révolution des nouveaux supports de lecture? Lequel utilisez-vous?
J’utilise un Kindle. Je reste convaincu que dans 10 ans, tous les gens qui aiment lire en auront un. Je l’ai acheté dès sa sortie, parce qu’il avait dès le départ 80 000 titres, dont beaucoup de best-sellers.

“Un livre bien écrit, des vidéos de bonne qualité et des liens dans un seul récit. Le Vook devrait se développer dans un futur proche.”

Mais le Kindle a des inconvénients: d’abord, c’est un support fermé. Ce qu’on achète sur Kindle n’est pas utilisable sur d’autres supports. C’est un problème de gestion des droits numériques (DRM, pour Digital Rights Management en anglais) trop strict, c’est dommage de la part d’Amazon. Ensuite, le Kindle est en noir et blanc: c’est suffisant pour des livres traditionnels, mais on se coupe d’un contenu enrichi, que le Kindle ne permet pas. Enfin, l’objet en lui-même n’est pas très beau. Si l’occasion se présente, je suis prêt à abandonner le Kindle, bien que j’ai déjà beaucoup de livres achetés dessus. L’enjeu pour Amazon est d’ouvrir le contenu du Kindle aux autres supports.

D’une manière générale, je crois que la lecture sur supports électroniques va se répandre. Cela ne veut pas dire qu’on arrêtera d’acheter des livres, mais on lira plus. Dans cet optique, un nouveau format de livre électronique enrichi vient d’arriver avec le Vook. Selon sa définition sur Wikipédia, il combine un livre bien écrit, des vidéos de bonne qualité et des liens hypertextes dans un seul récit. C’est un type de format qui devrait se développer dans un futur proche.

La multiplication des logiciels en ligne peut-elle représenter un danger pour les données privées des utilisateurs?
Les gens doivent encore apprendre à gérer leur identité sur Internet. Les utilisateurs doivent être conscients que tout ce que l’on fait en ligne laisse des traces. Une prise de conscience est nécessaire chez tous les internautes, jeunes comme moins jeunes, novices comme habitués. Chacun doit en tirer les conséquences, et gérer son identité en connaissance de cause.

Ensuite, il faut se donner les moyens juridiques et politiques d’avoir accès aux données, sur les sites d’entreprises comme sur les sites grand public. C’est plus facile à dire qu’à faire, mais des sites comme Amazon, Google ou Facebook ne pratiquent pas la transparence, comme si ils étaient propriétaires de nos données. Les utilisateurs doivent avoir leur mot à dire. C’est notre droit, et ça devrait être une revendication. Sans aller jusqu’à une «Déclaration des Droits de l’Homme numérique», parce qu’une déclaration unique ne serait pas une solution, mais ça devrait être une revendication.

Voir aussi

  • Transnets, le blog de Francis Pisani sur lemonde.fr
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